Guerre d’Algérie : quand les témoins se livrent, en BD

Guerre d'Algérie : quand les témoins se livrent, en BD
Couverture de la BD « Petit-fils d’Algérie ». ((Capture d’écran))

Avec au moins cinq BD en deux ans, le neuvième art est devenu un vecteur de témoignages sur la Guerre d’Algérie.

Il aura fallu plus de 50 ans… Plus de 50 ans avant que la BD, qui permet pourtant de rendre accessible des sujets parfois douloureux, tout en donnant à voir au lecteur, ne devienne un vecteur de témoignages, sur la Guerre d’Algérie.

Bien sûr, le neuvième art s’était déjà penché sur le sujet, avec notamment la longue fresque historique «Carnets d’Orient» débutée par Jacques Ferrandez dans les années 1980, «Azrayen», le roman graphique de Franck Giroud, à la fin des années 1990, ou plus récemment «les Pieds noirs à la mer» de Fred Neidhardt (2013). Mais pendant des années, les auteurs font le choix de la fiction.

Guerre d’Algérie, 50 ans aprèsRenversement de situation ces derniers mois : cinq maisons d’édition – des géants du secteur, comme Delcourt ou Casterman, mais également de plus petites maison, comme Steinkis ou La Boîte à bulles – ont choisi de donner la parole aux témoins du conflit: soldats, héros nationaux ou pieds-noirs. «L’Obs» vous propose de découvrir ces albums, chargés d’émotions, de beauté et de chaleur.

Les soldats français, premiers témoins de la guerre

Parce qu’ils étaient en première ligne pendant la guerre, les soldats sont évidemment les premiers témoins. Deux romans graphiques sur des militaires sortent cette année. «Salam toubib» est le plus bouleversant.

Avril 1984. Gare d’Austerlitz. Un inconnu attaque au couteau Pauline, une jeune fille de 18 ans, et son père. Ex-médecin appelé de la guerre d’Algérie, ce dernier contre-attaque et le tient à distance. Impressionnée par les facultés de son père, Pauline en profite pour l’interroger longuement sur son passé pendant la guerre, entre 1959 et 1961. L’ex-docteur Tardieu n’a encore jamais raconté: les soins aux Algériens, des nomades, des gars du FLN, l’accompagnement des militaires en mission, la découverte des tortures, le questionnement perpétuel sur place…

Le jeune homme, qui a 24 ans quand tout commence pour lui, va sortir progressivement de l’âge tendre. Et cette vision d’un homme en retrait est passionnante. D’autant que le scénario écrit par Claires Dallanges, la scénariste de cette BD, est une histoire vraie: celle de son père, qu’elle a interviewé pendant dix-huit mois, cinquante ans après les faits. Les dessins jaunes et ocre de Marc Védrines, aussi secs que le désert des Aurès, sont aussi d’une grande qualité. Une BD à lire les yeux grands ouverts, et à offrir les yeux fermés.

L’autre roman graphique de témoignage d’ex-soldat algérien est «Soleil brûlant en Algérie». Avec son joli dessin réaliste au crayon, Gaétan Nocq, nous plonge dans le récit d’Alexandre Tikhomiroff, un soldat mobilisé appelé en 1956, à l’âge de 21 ans. Rongé par le doute, le jeune Tiko, se réfugie dans un grand restaurant où il fera le service pour échapper aux actions militaires.

Il y côtoie des officiers supérieurs, qui aiment se remémorer des souvenirs de Baden-Baden, en sirotant des liqueurs. Il y surprend aussi des conversations sur la torture et les stratégies de guerre. C’est là qu’il tentera de se battre pour défendre Cherchell. La ville où il a été appelé, en Algérie, est en réalité une vielle cité antique que les soldats doivent raser pour y construire une autoroute. Le récit multiplie les anecdotes un peu décousues sur cette drôle de guerre où l’attente interminable se mélange à la peur et parfois à l’horreur.

Les footballeurs du FLN, héros nationaux

Avec « Un maillot pour l’Algérie» (Dupuis, 2016), Kris, Bertrand Galic et Javi Rey nous offrent une incroyable histoire d’hommes. Une histoire largement méconnue en France, mais qui constitue pourtant l’un des mythes fondateurs du jeune Etat algérien: la création de l’équipe nationale algérienne de football, composée quasi-exclusivement de joueurs qui ont choisi de fuir la métropole pour soutenir leur Nation.

Pour retracer cette folle épopée qui débute à quelques mois seulement de la Coupe du monde 1958, les auteurs sont allés à la rencontre des survivants de cette équipe sans pays et notamment de l’ancien attaquant vedette de l’A.S. Saint-Etienne, le prodige Rachid Mekhloufi, âgé aujourd’hui de 79 ans.

Avec lui, ils retracent la fuite rocambolesque de ces joueurs du championnat français pour Tunis, via la Suisse et l’Italie. C’est là-bas, sur un terrain de terre battue desséché, que la légende est née. Complétée par d’autres «fugitifs», l’équipe qui comptait dans ses rangs quatre joueurs sélectionnables en équipe de France pour la Coupe du monde (dont Rachid Mekhloufi), va parcourir le monde, du Maghreb à l’Asie, en passant par l’Europe de l’Est. Ces «fellaghas au ballon rond» vont porter haut leurs couleurs et leur hymne (65 victoires sur 91 matchs, 13 matches nuls, 13 défaites), et contribuer, par le sport, à nourrir l’idée de Nation algérienne et mobiliser l’opinion internationale.

« Vous avez fait gagner dix ans à la cause algérienne», leur lancera le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne de l’époque, Ferhat Abbas. Une histoire impressionnante et un album magnifique.

« Un maillot pour l’Algérie », ou l’incroyable histoire des footballeurs du FLN

 

Les enfants de pieds-noirs, en quête de rédemption

A ma gauche, « L’Algérie c’est beau comme l’Amérique», d’Olivia Burton (avec Mahi Grand au dessin). A ma droite «Petit-fils d’Algérie», de Joël Alessandra. Si les deux styles de dessins diffèrent largement (crayon à papier pour le premier, aquarelle pour le second), l’histoire d’Olivia Burton et de Joël Alessandra se rejoignent sur de nombreux points.

Tous les deux sont des enfants, mais surtout des petits-enfants de pieds-noirs nostalgiques de l’Algérie française. Tous les deux ont été déchirés pendant des années entre leurs aïeux, forcés à quitter «leur» Algérie et qui ont ruminé pendant des dizaines d’années leur rancoeur contre ce pays, ses habitants et bien sûr De Gaulle, et leurs proches – camarades de classe, amis – pour qui les pieds-noirs étaient des exploiteurs, des fachos, des tortionnaires… Et tous les deux, enfin, ont décidé, après la mort de certains de leurs aînés («Je voulais le faire en famille, mais tout le monde avait peur», nous confie Olivia Burton), de faire la traversée dans le sens inverse, vers l’Algérie, pour aller déterrer, avec beaucoup d’appréhension, l’histoire de leurs parents.

« Mon père est mort. Comme mon grand-père, ma grand-mère, mes tantes et mes oncles. Je suis resté avec leurs souvenirs, sans rien d’autre à quoi me raccrocher. Il me restait leur colère rentrée, leurs meurtrissures», explique ainsi Joël Alessandra dans les premières pages de «Petit-fils d’Algérie».

J’étais un gamin des années 1970. Autour de moi, on disait des pieds-noirs qu’ils étaient racistes, profiteurs, voire fascistes… Ils gueulaient fort, c’est vrai ! Pour le reste, je ne savais rien. Comment avaient-ils été avec les Arabes? Qu’avaient-ils laissé derrière eux? »

Quand on aborde cet aspect avec lui, il ajoute :

C’était aussi un devoir de mémoire vis-à-vis de mes enfants. Ma fille aînée, qui a 17 ans, se posait des questions: ‘Papi, il était arabe ou il était Français ?’»

Mus par le même désir, armés de leurs souvenirs, de frêles témoignages et de quelques photos, Olivia Burton et Joël Alessandra sont donc partis tous les deux sur les traces de leurs parents et grands-parents. Une quête d’identité, mais également de rédemption, pour ces jeunes gens, inquiets à l’idée de découvrir qui avaient pu être leurs proches.

« Ça m’a pris un peu de temps d’accepter ma position ‘d’enfant de’», explique à «l’Obs» Olivia Burton.

Mais être enfant de ‘ça’, ça n’empêche pas d’avoir le droit d’en penser quelque chose. J’ai hérité d’une histoire, mais aujourd’hui je commence à la remplacer par un début d’histoire, à moi, avec l’Algérie.»

Ces deux albums, chargés d’émotion, plein de tendresse et de beauté, font un bien fou, vraiment.

Cinq albums, cinq témoignages, cinq visions de l’histoire, mais qui ont un point commun: l’engagement contre la guerre d’Algérie. Tous se situent en effet du «bon côté» de l’histoire. Pas (encore?) de témoignages de soldats convaincus du bien fondé de cette drôle de guerre, qui n’en portait pas le nom, ni de témoignages de pieds-noirs membres de l’OAS…

Fanny Lesbros et Renaud Février

A lire

Salam Toubib, chronique d’un médecin appelé en Algérie, 1959-1961, par Claires Dallanges et Marc Védrines, Delcourt, 158 p., 18,95 euros.

Soleil brûlant en Algérie, d’après le récit d’Alexandre Tikhomiroff, par Gaétan Nocq, 240 p., 20 euros.

Un maillot pour l’Algérie, par Kris, Bertrand Galic et Javi Rey, Air Libre, Dupuis, 133 pages, 24 euros.

L’Algérie c’est beau comme L’Amérique, par Olivia Burton et Mahi Grand, Steinkis, 2015, 173 pages, 20 euros.

Petit-fils d’Algérie, par Joël Alessandra, Casterman, 2015, 119 pages, 19 euros.

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