Société / Culture

Super Bowl: derrière la performance de Justina Miles, l’art méconnu du chansigne

Lors du show de Rihanna à la mi-temps, l’énergique interprète sourde a mis en lumière cette discipline mêlant traduction, théâtre et mime.

Première femme interprète en langue des signes du show de la mi-temps du Super Bowl, Justina Miles a presque fait autant parler d'elle que Rihanna à l'issue de sa performance, qui a mis «un coup de projecteur» énorme sur le chansigne. | Capture d'écran ASL Suncats via YouTube
Première femme interprète en langue des signes du show de la mi-temps du Super Bowl, Justina Miles a presque fait autant parler d’elle que Rihanna à l’issue de sa performance, qui a mis «un coup de projecteur» énorme sur le chansigne. | Capture d’écran ASL Suncats via YouTube

En quelques jours, elle est devenue le sujet préféré des réseaux sociaux. À l’occasion de la performance de Rihanna à la mi-temps du Super Bowl, suivie en direct par près de 119 millions de téléspectateurs aux États-Unis, son interprète en langue des signes a livré une prestation ayant quasiment volé la vedette à la popstar barbadienne –qui faisait pourtant son retour après plus de cinq ans sans concert.

De «Bitch Better Have My Money» à «Rude Boy», Justina Miles a revisité les tubes de Rihanna avec brio pendant les treize minutes du show, provoquant surprise et fascination sur le réseau social TikTok. On compte depuis plusieurs millions de vues sur des vidéos la mettant en scène.

Cette prestation –la première réalisée par une femme sourde lors du Super Bowl– est typique d’un art encore méconnu en France: le chansigne. Située quelque part entre la traduction, le théâtre et le mime, cette discipline commence peu à peu à se faire une place dans les concerts et les festivals.

Du chansigne dans les concerts d’Orelsan ou Juliette Armanet

«Cette pratique est complètement démocratisée aux États-Unis. L’avantage de la performance de Justina Miles, c’est qu’elle met un coup de projecteur sur cette discipline qui reste tout de même méconnue du grand public en France», explique Aurélie Nahon, co-fondatrice du collectif 10 Doigts en cavale. Dans cette association, les membres traduisent depuis plusieurs années les textes d’artistes français et œuvrent dans des festivals, qui font de plus en plus appel à leurs services.

Le chansigne est une forme d’interprétation d’une langue, celle des signes. À travers leurs corps et leurs gestes, les chansigneurs et chansigneuses donnent à voir visuellement l’univers d’un artiste. «Chaque style musical a son lot de difficultés, ajoute Aurélie Nahon. Avec des rappeurs comme Orelsan, c’est le débit qui sera intense pour nous. Il faut être extrêmement présent et concentré pour ne rien manquer. Tandis que dans un univers comme celui de Juliette Armanet, on va être beaucoup plus poétique, avec des métaphores qu’il faudra travailler.»

C’est ainsi que pour le célèbre titre «Le dernier jour du disco» de la chanteuse française, les interprètes en chansigne utilisent des références pop, afin de parler au public. Ici, il s’agira du légendaire doigt en l’air de John Travolta dans La Fièvre du samedi soir.

Quelque part entre technique de traduction, compréhension de codes culturels et références pop, le chansigne s’évertue à donner vie à une esthétique musicale et à des textes, comme une manière de révéler tous les reliefs d’une chanson. «Ce qui est chouette avec le chansigne, c’est que même des personnes qui ne connaissent pas la langue des signes peuvent comprendre ce qu’on fait, car ça se rapproche du mime», confie Aurélie Nahon. À travers les gestes, il s’agira d’aller chercher l’aspect «iconique» de la langue des signes, autrement dit, tout ce qui parlera de façon intuitive à chacun. «Beaucoup nous disent que c’est finalement assez complémentaire à la chanson.»

Au-delà de la performance artistique, le chansigne nécessite de faire preuve d’une compréhension particulièrement précise de l’univers et de l’identité des artistes«Parfois, on pense connaître un artiste et en fait en traduisant ses textes, on réalise qu’on ne connaissait pas son univers, précise Aurélie Nahon. Il faut comprendre d’où il vient, son parcours. Et quand c’est nécessaire, il peut même nous arriver de contacter l’artiste pour avoir un complément d’information sur ses textes. […] Notre langue, c’est la langue des signes. Dans le chansigne, il faut avoir ce côté un peu théâtral. Dans une ambiance festive –celle des concerts et festivals– on ne peut pas se permettre de rester de marbre: il faut rendre le rythme, la vivacité. Et ça passe beaucoup par le corps.»

«Un gros pas en avant» pour la communauté sourde

Et comme pour toute traduction d’une langue à une autre, il faut parfois savoir prendre ses libertés avec le texte original. «La fidélité peut nous amener à ne pas coller complètement au texte de la chanson de façon littérale, explique Célia Chauvière, de la compagnie Signes à l’œilOn respecte bien évidemment le sens des phrases, mais nous essayons de traduire la chanson de la façon la plus imagée possible, pour toucher à la fois un public signant et non signant.»

En France, les deux chansigneurs sourds les plus connus sont Emmanuelle Laborit et Vinzslam. Cette discipline qu’est le chansigne s’inscrit dans un cadre plus global qui est celui de la communauté sourde«Comme toute langue, celle des signes est étroitement liée à sa culture spécifique, explique Nicolas Combes, alias Nikesco, auteur et illustrateur de deux albums intitulés Le Bruit des gens, dans lesquels il partage des anecdotes de sa vie quotidienne en tant que sourd. Nous avons notre propre humour, nos propres références, nos propres modèles sourds, nos propres façons de voir le monde. […] Nous ressentons nos émotions différemment, de manière forcément plus visuelle, avec un ressenti particulier sur les vibrations.»

Selon lui, la performance de Justina Miles lors du Super Bowl est d’autant plus impressionnante qu’elle est l’œuvre d’une personne sourde«C’est un gros pas en avant pour la représentation. Quand c’est un sourd qui traduit –plutôt qu’un interprète– c’est encore mieux. Nous avons peu de modèles et, pourtant, ils sont importants pour la construction ou pour l’affirmation de notre identité. Ces représentations nous permettent de nous assumer, de nous épanouir et de nous élever plus haut.»

Si les interprétations de ce type sont monnaie courante aux États-Unis, la France semble être, pour sa part, plutôt en retard sur la question. «Aux États-Unis, quand une personne sourde se rend à un concert, elle aura automatiquement un interprète, souligne Aurélie Nahon. Alors qu’en France, même quand le président de la République s’exprime, il peut arriver qu’il n’y ait pas d’interprète.» Ce coup de projecteur apporté par Justina Miles est pourtant l’occasion de mettre la lumière sur la complexité de l’art du chansigne. Le début, peut-être, d’une visibilité plus grande des artistes qui font vivre cette discipline.