Chamoiseau: « L’objet de la littérature n’est plus de raconter des histoires »

 Par Baptiste Liger, publié le , mis à jour le 
Patrick Chamoiseau, Editions Gallimard, 31 janvier 2012

Patrick Chamoiseau, Editions Gallimard, 31 janvier 2012                                        Franck Courtès/Lire

La relation à l’autre, sa complexité et ses turpitudes… Dans son dernier roman, Patrick Chamoiseau s’empare de la figure de Robinson Crusöe pour mieux nous parler de notre humanité. Rencontre.

Patrick ChamoiseauNé en 1953 à Fort-de-France, Patrick Chamoiseau a fait des études de droit et d’économie sociale, avant de travailler dans le domaine social, dans l’Hexagone, puis en Martinique. Il publie en 1986 son premier roman, Chronique des sept misères, évocation des « djobeurs » de son île natale. Mais c’est avec Texaco, grande fresque familiale, prix Goncourt en 1992, que le grand public découvre son écriture foisonnante. Ami d’Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau a également signé plusieurs essais politiques, dont Eloge de la créolité en 1989 – avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant. Entre autres titres, son oeuvre littéraire compte aussi une trilogie autobiographique, Une enfance créole, et la fresque baroque Biblique des derniers gestes. Son nouveau roman, L’Empreinte à Crusoé, vient de paraître dans la collection Blanche. 

On connaissait le Robinson Crusoéde Daniel Defoe (dont vient de paraître une nouvelle traduction – signée Françoise du Sorbier – chez Albin Michel) et la version de Michel Tournier. Le célèbre naufragé compte désormais un nouvel avatar avec le dernier roman, magistral, de Patrick Chamoiseau : L’Empreinte à Crusoé. L’auteur deTexaco(prix Goncourt 1992) et Biblique des derniers gestes(probablement son chef-d’oeuvre) nous offre en effet une version très personnelle de cette histoire connue de tous les enfants, plus ou moins grands. La trame est simple : « en l’an de grâce 1659 », un homme vit seul, sur une île déserte en plein coeur de l’océan. Mais cet ermite va soudain être troublé par un phénomène inimaginable pour lui : une trace de pas, dans le sable. Cet événement va mettre à bas toutes ses idées, ses habitudes, ses repères et, peut-être, toute son existence. Mais est-ce véritablement Robinson Crusoé ? Loin d’un roman d’aventures classique, Chamoiseau nous plonge dans le flux de conscience d’un homme aux certitudes soudain ébranlées, métaphore à peine voilée du lecteur habitué aux récits traditionnels et aux messages explicites. Saisissante de fluidité, sa langue n’a peut-être jamais été aussi belle, et sied à cette méditation sur l’autre, les racines de la civilisation, la place de l’homme dans la nature, l’illusion du pouvoir et le rapport entre le réel et l’imaginaire. Fascinant et déroutant à la fois, cet objet littéraire méritait que l’on s’entretienne avec son géniteur, grand nom de la littérature dite « francophone » (mais, au fond, qu’est-ce que cela signifie ?) et homme engagé – en faveur, entre autres, de la cause martiniquaise -, qui, depuis plus d’un quart de siècle, construit une oeuvre atypique et essentielle. 

D’où vous est venue l’idée d’écrire L’Empreinte à Crusoé ?

Patrick Chamoiseau. J’ai toujours été fasciné par ce personnage qui est non seulement un archétype de littérature, mais aussi le symbole de toute la condition humaine. J’ai toujours su que je ferai, à un moment ou un autre, mon Robinson. Je n’avais jusqu’alors pas trouvé l’approche juste, et je ne savais pas quoi apporter aux livres de Daniel Defoe et Michel Tournier. J’ai lu aussi les écrits de Saint-John Perse et Derek Walcott sur le sujet. Tout ce que je peux dire, au fond, c’est que Robinson Crusoé a été un grand bonheur de lecture pour l’enfant que j’étais, et une émotion intense qui ne m’a jamais quitté.  

A quel âge avez-vous lu le roman de Defoe ?

Je devais avoir douze ans, peut-être treize. Je l’ai découvert dans une édition illustrée, et les gravures me fascinaient. Robinson m’a alors accompagné dans mon parcours littéraire, et il est revenu à la charge lorsque je me suis mis à réfléchir sur la question de l’impensable. 

Et quand avez-vous découvert Vendredi ou les Limbes du Pacifiquede Michel Tournier ?

Plus tard, évidemment. Ce qui me restait du livre de Defoe, c’était la confrontation à la nature, à la solitude, et la nécessité de recomposer de l’espace civilisationnel dans la nature. Je vivais en Martinique et chaque fois que je me retrouvais sur une plage déserte, je pensais immédiatement au Robinson de mon enfance. Et, donc, des années plus tard, il y a eu la lecture de Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Le personnage m’a alors semblé sortir de l’archétype pour entrer dans une dimension plus proche de mes préoccupations de l’époque : la rencontre entre les civilisations occidentale et non occidentale. J’étais très militant anticolonialiste à l’époque et le traitement de Tournier faisait résonner de nombreux horizons et questionnements intéressants.  

Ce texte m’a fait comprendre que les civilisations se sont certes forgées dans le conflit, l’affrontement, la rivalité, mais aussi dans l’échange, le contact, l’interaction, le besoin que les cultures avaient les unes des autres. Pour moi, les deux livres sont totalement complémentaires. 

Lorsque vous vous êtes lancé dans L’Empreinte à Crusoé, vous êtes-vous tout de même demandé ce que vous pouviez bien apporter de neuf par rapport aux deux ouvrages précités ?

Fatalement, quand on aborde un tel personnage…

[Rires] Quand j’ai commencé L’Empreinte à Crusoé, je me suis dit que l’objet de la littérature était avant tout d’essayer de se rapprocher de ce que nous ne pouvons pas dire. Remontons un instant aux racines de l’humanité : quand la conscience réflexive de l’Homo sapiens a surgi – une sorte de mutation -, la première chose qui l’a terrifié et fasciné, c’est de se retrouver dans un univers qu’il ne peut pas expliquer. De même qu’il ne comprend pas le sens de son existence quand il voit arriver la mort. C’est ainsi que l’Homo sapiens a déployé, pour contrer l’absurdité d’une vie vouée à la mort, toute une série de paravents – superstitieux, religieux, philosophiques, scientifiques, symboliques, etc. L’impensable est au détour de nombre de nos actions et cette idée me paraissait intéressante si on l’appliquait à Robinson : c’est quelqu’un qui se retrouve sur une île qu’il pense dominer.  

C’est-à-dire ?

Pour mon Robinson, la nature est au service de son humanité. Pendant de longues années, il a le sentiment de faire oeuvre humaine en imposant sa domination, illusoire, à la nature. Et quelque chose va se produire : la rencontre avec l’empreinte. Il va soudain comprendre qu’il lui manquait quelque chose : autrui. Il s’aperçoit aussi que ce pouvoir solitaire sur l’espace naturel n’était pas le lieu de l’accomplissement de soi. Robinson n’a fait que se réfugier dans une sorte de dessèchement de lui-même. Le surgissement de cette empreinte lui montre ce qu’il a perdu. Il fait partie de l’écosystème naturel, qui lui est incompréhensible. Il n’est qu’un élément dans un système plus grand que lui, d’une complexité inouïe, et sa survie est liée à tout ce qui l’entoure. C’est un peu la conscience écologique que nous retrouvons aujourd’hui. Il faut que l’homme garde une certaine humilité pour s’assurer un épanouissement à peu près correct. 

Un roman, ne serait-ce pas aussi un monde à lui tout seul ?

Si, bien sûr. Nous allons d’ailleurs de plus en plus vers des organismes narratifs infiniment complexes. De toute manière, l’objet de la littérature n’est plus de raconter des histoires, mais d’essayer d’opérer des saisies de perceptions, des explorations de situations existentielles, qui nous confrontent à l’indicible, à l’incertain, à l’obscur. Nous devons apprendre à fixer l’impensable et nous débarrasser de toutes ces béquilles que nous avons déployées via l’esprit magique ou le religieux.  

L’objet de la littérature, ça n’est plus cette conception illusoire qui voudrait organiser le monde par un récit ou une narration, avec un début, un milieu et une fin. 

Faut-il lire L’Empreinte à Crusoé comme un roman d’aventures ?

C’est compliqué. Ce qui a fait le succès du Robinson Crusoéde Defoe, c’est la rencontre avec la terra incognita. Or, aujourd’hui, quel espace peut-on encore conquérir ? Où se situe la grande aventure ? Il me semble qu’elle est désormais intérieure, dans la conscience humaine. Jusqu’alors, le carcan communautaire nous imposait des corsets symboliques, une manière de penser, de danser, de nous habiller… L’équation individuelle était réduite à une intensité très faible, puisque nous étions conditionnés par les normes communautaires. Or, nous sommes entrés dans un processus d’individuation, de libération du « je ». Ce dernier, traditionnellement organisé par des structurations culturelles bien précises, est alors chahuté par d’infinies possibilités de « moi ». Et l’existence se trouve maintenant régie par des stimulations qui viennent du monde entier, dans tous les domaines – la sexualité, la religion, la littérature… Nous sommes face à un chaos intérieur, débarrassé des forces symboliques de l’ordre communautaire. L’aventure intérieure commence ici.  

Pourquoi votre récit oscille-t-il entre les tribulations de votre héros sur l’île et le journal du capitaine ?

C’est venu spontanément. Il fallait un cheminement de la conscience de mon héros pour qu’il comprenne qui il est, d’où il vient. La formule du journal me semblait, en contrepoint, intéressante. D’autant que mon Robinson n’est pas tout à fait Robinson Crusoé, et que j’ai toujours été fasciné par les carnets de bord des capitaines… 

Pourquoi avoir terminé L’Empreinte à Crusoé avec ce journal du roman, sorte de « making-of » du livre ?

J’ai toujours rêvé de faire le roman de mon roman, tout simplement. Quand on écrit, on est dans un processus très particulier, avec des moments où la réflexion part dans tous les sens. Il y a une vraie vie parallèle dans l’écriture d’un roman, et c’est dommage de ne pas la retranscrire.  

Vous n’avez pas, comme chez Tournier, un Vendredi. Mais un certain compagnon virtuel baptisé Dimanche… Qui est-il ? Surtout, que représente-t-il ?

Souvenez-vous d’Un dimanche au cachot. La société capitaliste nous a transformés en consommateurs. Nous donnons beaucoup de temps à nos pulsions de consommation. Toute la semaine est prise par des modalités du travail, de la course ultrarapide et, brusquement, nous nous retrouvons dans la vacuité du dimanche. D’autant que c’est le moment où l’espace commercial s’est réduit – même s’il a tendance à regagner du terrain. [Rires] Le dimanche, on se retrouve face à soi-même. Le dimanche, c’est le moment où l’on peut regarder en face notre multiplicité interne, endormie. C’est là que la grande angoisse surgit, et elle peut être destructrice. Quand mon Robinson se pose la question de l’autre, d’autres lui-même vont survenir et, parmi eux, une voix va lui parler, représenter le trouble individuel. Il vaut mieux rencontrer un Vendredi qui vous aide à vous construire dans l’unité qu’un Dimanche qui vous diffracte à l’infini.  

Pourquoi vos paragraphes ne commencent-ils jamais par une majuscule ? Et pourquoi utilisez-vous si souvent le point-virgule ?

Pour des raisons de fluidité, et d’accélération du récit. Le point-virgule, je ne l’utilisais pas beaucoup, et il m’a semblé un bon instrument pour retranscrire ce flux de conscience. 

Avez-vous vu le film The Tree of Life de Terrence Malick ? On y songe, en lisant L’Empreinte à Crusoé

Non. 

Avez-vous l’impression d’être un écrivain mystique ?

Je ne pense pas – enfin, tout dépend ce que l’on entend par « mystique »… Evidemment, j’ai toujours été d’une grande sensibilité au spirituel. Je ne suis pas croyant, je suis relativement pragmatique et, en même temps, je suis très contemplatif, très rêveur et sensible à l’invisible. Et il y en a dans le réel. Nous ignorons tant de choses. Je crois à la chance, à l’âme, à d’autres éléments qui n’existent pas dans la pensée scientifique. Mais, non, définitivement, je ne suis pas mystique. Je me sens proche d’une relative complexité de la perception des choses. Il ne faut jamais trop simplifier, notamment dans le roman. Il doit au contraire rendre les choses plus troublantes, plus insaisissables. La proximité avec l’indicible est le plus grand exercice de rationalité, de lucidité.  

Comment êtes-vous devenu écrivain ?

Je ne sais pas. Au départ, je pensais être dessinateur et faire les Beaux-Arts. Puis, j’ai été très attiré par la philosophie, la psychologie et je songeais devenir enseignant. Finalement, j’ai opté pour le droit. La vraie rupture, c’est quand j’ai abandonné mes désirs de plasticien pour me retrouver à écrire des poèmes, des pièces et, enfin, des romans. Cela s’explique pour l’essentiel par la situation antillaise.  

Je me suis retrouvé entre ma culture créole maternelle, qui n’avait aucun droit de cité à l’école, et une culture française officielle qu’il fallait absolument maîtriser pour réussir. Tout s’est joué à ce moment. J’avais des désirs artistiques et, alors, je peignais beaucoup – je dessinais des sapins, des paysages d’automne et, dans mes premières bandes dessinées, tous mes personnages étaient blancs ! Dans mon existence officielle, j’étais contraint de parler en français alors que toute ma vie intérieure s’exprimait en créole. Pendant des années, à l’école, j’étais quasi muet et je refusais de parler lorsqu’on me posait une question. Il ne fallait pas faire de fautes de français, sous peine d’être pourchassé dans la cour de récréation. [Rires] J’ai dès lors trouvé une compensation dans l’écriture.  

Ce qui m’a sauvé, c’est que, très jeune, j’ai été attiré par les livres. Je me souviens de la boîte de livres de ma mère, constituée par des cadeaux offerts aux enfants qui recevaient des prix d’excellence – ce qui était le cas de mes frères et soeurs. C’est pour cette raison qu’on avait beaucoup de classiques à la maison. Et c’est parce qu’ils étaient illustrés que je les ai ouverts. Je me suis d’abord intéressé aux gravures et le passage du dessin au texte s’est produit naturellement. Alors, avant de subir cette tragédie linguistique dans les établissements scolaires, j’avais beaucoup lu, rencontré la langue. Et quand il a fallu faire le grand saut créateur, j’étais alors armé ! [Rires] Mes maîtres ne pouvaient pas imaginer que le petit garçon mutique, d’apparence un peu niaise, puisse écrire de cette manière… Au fond, je suis devenu écrivain pour survivre au fait que je ne pouvais pas exprimer à l’oral ce qui m’était demandé.  

Quels livres vous ont donné goût à la littérature ?

Outre Robinson Crusoé, il y a Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Germinal de Zola, la trilogie de Pagnol, La Légende des siècles de Victor Hugo – tout Jules Verne, aussi, avec une petite préférence pour L’Ile mystérieuse. Je suis aussi devenu un lecteur universel, passionné par tous les registres, grâce à ma mère – qui ne savait pas lire. Découvrant ma nouvelle passion pour l’écrit, elle s’est mise à tout me rapporter, aussi bien des romans-photos que des polars – je suis d’ailleurs en train d’en écrire un… -, des Harlequin ou des ouvrages de science-fiction. Et je suis resté un grand lecteur de ce type de livres.  

On ne vous imagine pas spontanément fan de science-fiction…

C’est pourtant la vérité ! Quand je vais dans une librairie, je vais d’abord dans le rayon S.F. et fantasy. Si je continue à lire tout ce qui paraît dans le genre, je reste assez basique quant à mes préférences dans ce domaine. Les plus grands, à mes yeux, ce sont des auteurs comme Frank Herbert, Isaac Asimov, A.E. Van Vogt – sans oublier Tolkien et son merveilleux Seigneur des Anneaux… Cette littérature m’influence beaucoup plus que bien des romans disons « traditionnels ».  

Vous citez souvent aussi William Faulkner parmi vos influences…

Lorsqu’on croise sa route pour la première fois, c’est un choc contre le réel. On se cogne contre un mur terrifiant, une falaise de mystère et de grande poésie. Au début, j’avoue humblement, je n’ai pas accroché.  

La vraie révélation date de ma rencontre avec Edouard Glissant, pour qui Faulkner, c’était Dieu ! C’est aussi grâce à lui que je vais me prendre de passion pour Saint-John Perse – qui me gênait idéologiquement, car c’était un descendant de colons que je classais parmi les esclavagistes – et Victor Segalen. Ce qui est passionnant, avec toutes ces découvertes, ce sont les mises en relation entre tous ces univers. On passe d’un auteur à un autre, on fait des liens entre eux, comme lorsqu’on clique sur Internet, et on découvre d’autres univers, on ouvre des champs du possible. C’est, je crois, la construction naturelle pour un écrivain. 

Et Borges, que vous citez souvent dans vos entretiens ?

Ah oui ? Je ne m’en rends pas compte. C’est évidemment un écrivain essentiel, mais il n’a pas été forcément déterminant dans mon travail – même s’il y a quelque chose de borgésien dans L’Empreinte à Crusoé. Remarquez, je viens de lui rendre hommage, dans un texte pas encore paru, à travers une histoire de science-fiction – vous voyez, on y revient… [Rires] 

Avez-vous l’impression d’avoir beaucoup changé, dans votre manière d’écrire ?

Il y a un socle qui reste bien présent et qui n’a pas évolué. Mais il y a parallèlement un cheminement de conscience, des problématiques qui se précisent, une évolution dans mon langage, de moins en moins créolisant. Je n’ai plus de problème avec le créole, qui est ma voix intériorisée. Je décide de ma parole, qui est constituée sur deux langues. J’ai abandonné au fil des années les effets formels, et j’ai l’impression également de m’éloigner du pur récit. Certaines choses sont impossibles à dire, à raconter. Tenez, Un dimanche au cachotse concentre sur une jeune fille enfermée dans le noir le plus total. Il n’y a rien à voir, rien à entendre, et il faut écrire sur deux cents pages. Impossible ? Oui, et c’est là où commence l’intérêt de la littérature. Une oeuvre doit partir de l’impossible, sinon c’est une perte de temps. 

Vous avez donc le fantasme du fameux « roman sur rien » ?

Bien sûr. Si on arrive à le décrire, le rien ouvre des perspectives inattendues, surprenantes, qu’on ne saurait envisager.  

Lorsque vous commencez l’écriture d’un roman, avez-vous une idée précise de la structure générale ? Ou construisez-vous l’intrigue au fil de la plume ?

Il y a toujours une idée qui a mûri, depuis très longtemps. D’ailleurs, il n’y a pas un seul de mes romans qui n’ait été envisagé depuis mon adolescence. L’Empreinte à Crusoé date de ma lecture de Daniel Defoe. Quand la maturation vient, c’est en fonction d’une idée globale, d’un concept que je tente d’articuler. Avant, j’écrivais peut-être davantage au gré de l’émotion. Désormais, comme je suis conscient que j’ai des problèmes de structure, je travaille à partir de grandes périodes que j’ai déterminées, de grandes phases qui me permettent de cheminer en toute liberté, lorsque je passe à la rédaction du roman. Une fois que j’ai le squelette de ma structure, je libère la charge émotionnelle, j’attends les « accidents », j’explore mon sujet. Les merveilles de l’écriture se situent ici, dans les accélérations de la conscience.  

Quels sont les jeunes écrivains dont vous vous sentez proche ?

Désolé, je n’en vois pas. Je n’ai rien identifié d’extraordinaire – mais je ne demande pas mieux que d’en découvrir. Enfin, récemment, j’ai beaucoup aimé Mal de pierresde Milena Agus. Ce roman m’a semblé assez extraordinaire, et je me suis senti très proche d’elle. Je riais toujours quand j’entendais cette phrase : « Il y a un âge où on se met à relire. » Je crois que j’en suis là…  

Que vous inspire le concept de « littérature francophone » ?

Ah, ça… [Rires] C’est vrai que des auteurs comme moi, on ne sait jamais où les mettre, en librairie. On a l’étiquette ethnique et on est à la fois dans le « francophone », dans le « négro-africain », dans les « Américains » et – ça arrive aussi – dans la « littérature française ». J’ai déjà constaté que, dans certains grands espaces Culture, je me retrouve classé dans plusieurs rayons – mais jamais en pile dans les nouveautés… C’est l’esprit colonial qui demeure, même s’il s’est dilué avec les années. Il y a eu le processus de décolonisation dans les années 1960, les administrations ont éclaté ou se sont adaptées, mais l’esprit, lui, perdure. Mes frères de littérature ne sont pas en Afrique, en Amérique ou dans la langue française. Avant tout critère identitaire, ils doivent se chercher du côté des structures de l’imaginaire. Une anthologie de tous les auteurs qui ont la peau noire ? Ça n’a aucun sens – tout comme prendre tous les auteurs en Martinique et mettre le label « littérature martiniquaise ».  

Une famille littéraire, ça n’est pas territorial, ni linguistique, mais juste lié au rapport que l’on a avec les mutations actuelles du monde. C’est ça qui constitue une véritable fraternité. 

Qu’entendez-vous par « littérature de la créolité » ?

Moi, je n’en sais rien. [Rires] En 1988, on a écrit l’Eloge de la créolitéavec Raphaël Confiant et Jean Bernabé, en hommage à Glissant, dans un contexte un peu particulier : avec l’idée pour notre génération d’explorer notre monde, né de la rencontre de tous ces peuples en Amérique dans le cadre de l’esclavagisme. Ce livre était simplement un témoignage, un point de départ. Notre génération est celle qui a écrit le plus ; Césaire ou Glissant ont été moins prolifiques. Aujourd’hui, j’ai évolué et je me considère comme faisant partie de n’importe quelle problématique de l’écrivain. La place de l’humain dans la totalité-monde, c’est ça qui compte. Nous ne sommes plus dans des perspectives territoriales, nationales, communautaires, linguistiques – et que sais-je encore ? -, mais nous sommes dans la construction d’une communauté-monde, à partir d’une plénitude individuelle. Le véritable lieu de la littérature. 

L’écriture est-elle pour vous une arme politique ?

L’écriture, pas forcément. Mais l’approche poétique, oui. Il y a aujourd’hui un dessèchement de l’interprétation des faits du monde contemporain qui est dû à l’idée trop répandue que tout est économique. Nous sommes face à la rationalité qui oublie le poétique. L’humain a d’ailleurs quasiment disparu du discours politique. Parler de convivialité, de fraternité, d’amour, de toucher, de saveur, toutes les choses qui font le piquant de l’existence et de la créativité, ça ne fait pas sérieux dans le discours politique. On préfère alors rester dans des paramètres très prosaïques. Ce que nous avons fait avec Glissant dans la plupart de nos interventions, c’est tenter de restituer cette dimension poétique, oubliée, du politique – ce qui organise la cité des hommes et permet l’épanouissement des peuples. 

Avez-vous été surpris de l’impact de vos deux petits livres coécrits avec Edouard Glissant, Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ? et L’Intraitable Beauté du monde. Adresse à Barack Obama ?

C’est vrai que notre opuscule sur l’identité nationale a été repris par beaucoup de monde, joué par des comédiens, lu lors de nombreux événements. Celui sur Obama a, lui aussi, reçu un très bel accueil. C’est vrai que j’ai été surpris de ce succès, car la pensée de Glissant – qui m’a inspiré – peut sembler théorique. Mais, lorsqu’elle est confrontée à des faits précis, on lui trouve son caractère opératoire. 

Avez-vous envie d’exercer un jour des activités politiques ?

Non, pas du tout. [Rires] Je ne suis pas politicien dans l’âme. Toutefois, je suis très engagé, et je souffre que mon pays – la Martinique – vive dans une irresponsabilité collective. Je ne supporte pas l’idée qu’on puisse rassembler des peuples, des cultures et des identités dans les mots « outre-mer », « ultramarin », « ultrapériphérique », « DOM-TOM », etc. Ce sont des absurdités qui masquent des complexités anthropologiques. On met dans un sac informe des peuples qui sont certes tous créoles, mais qui n’ont rien à voir.  

Pourquoi avez-vous refusé la Légion d’honneur ?

Tout d’abord, parce que je n’aime pas les honneurs. Je pense aussi qu’il est important de marquer son refus avec des symboles. La Martinique, c’est à mes yeux une nation naturelle, sans Etat. Les Martiniquais, ça n’est pas une population, c’est un peuple, contrairement à ce que dit la Constitution française. Je ne suis pas français au sens évident, celui que l’on entend tous les jours : je suis un administré français, mais je relève d’une complexité française, que j’aimerais voir reconnue du point de vue de l’organisation politique. C’est pour cette raison que je refuse toutes les distinctions qui peuvent venir du gouvernement français. Toutefois, je suis ouvert à toutes les marques d’amitié qui viennent des peuples… Le Goncourt, par exemple, c’est quelque chose qui relève davantage de l’organisation civile et du peuple français. Etre reconnu des écrivains français, c’est très acceptable. Vous savez, je n’ai jamais rêvé d’avoir de prix littéraires, et récolter cette distinction ne m’a pas bouleversé car je sais depuis longtemps ce que je voulais écrire. En revanche, cela m’a offert une notoriété considérable qui s’est traduite en termes de traduction, de lectorat, de l’impact de ma parole qui, soudain, prenait de l’amplitude. Mais je ne suis pas dupe et je reste lucide : le Goncourt n’est pas déterminant pour ce qui relève de la littérature…  

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