Dire « bonjour » serait-il devenu une « bizarrerie » ?
Dire "bonjour" serait-il devenu une "bizarrerie" ?
Capture d’écran d' »OSS 117 : Rio ne répond plus » (Michel Hazanavicius) Hubert Bonisseur de La Bath dit bonjour à tout le monde au bureau ((DR))

Au travail, dans les commerces, le rapport que nous entretenons avec le « bonjour », prémices de toute interaction, est complexe.

Dès son plus jeune âge, Aurore, 21 ans, étudiante en master de journalisme culturel, a intégré qu’il fallait dire « bonjour ». A tel point qu’enfant, elle saluait chaque personne qu’elle croisait dans la rue. « Ça faisait rire tout le monde », se souvient la jeune femme.

En 1879, l’auteur Jules Clément aurait trouvé ça totalement déplacé, lui qui écrivait dans son « Traité de la politesse et du savoir-vivre » :

« Il faut s’interdire quelques formules vulgaires d’entrée et de sortie qui décèlent la mauvaise éducation. On ne doit dire ni bonjour ni bonsoir, ces expressions banales sont inconvenantes, on ne peut se les permettre que dans une parfaite intimité. »C’est peut-être banal, mais ce n’est pas simple. Un « bonjour » est chargé de symbolique. Il y a le « bonjour » franc, les yeux dans les yeux,  celui qu’on lâche sans un regard, celui qui ne vient pas…

« Quand on dit bonjour, il ne s’agit pas de souhaiter une bonne journée. C’est signifier à l’autre ‘je te reconnais, tu fais partie de mon cercle’. On ne connaît pas de civilisation ou de groupe humain qui n’ait pas son rituel de reconnaissance », souligne Dominique Picard, psychosociologue, auteure de « Politesse, savoir-vivre et relations sociales » (Presses universitaires de France, 2014).

Dans les commerces

Comme Aurore, tout le monde ou presque, a appris à « dire bonjour ». Pourtant, en grandissant, cette marque de politesse élémentaire n’a plus rien d’une évidence.

« Mes parents m’ont appris à dire ‘bonjour madame, bonjour monsieur’ en entrant dans un commerce. Aujourd’hui, quand j’arrive dans une boulangerie, je n’ose plus le faire ou alors je grommelle. J’ai l’impression de déranger les autres clients. Il y a un renversement des valeurs. Ce qui me semble normal est considéré comme une bizarrerie », constate Clara, 40 ans, chargée de communication.Les commerçants se prennent de plein fouet ces clients-bulles qui ont érigé un mur autour d’eux.

« Les week-ends, je travaillais au McDo rue de Rivoli et j’étais vendeuse au marché de Puteaux. J’étais en permanence en contact avec du monde. Quand les clients ne me disaient pas bonjour, j’avais l’impression de ne plus être un humain, mais une machine. Alors que dire ‘bonjour’  enclenche tout de suite un cercle vertueux. Il est rare que quelqu’un salue un vendeur, mais ne dise pas ‘merci’ par la suite », raconte Aurore.

Delphine, 29 ans, est employée dans une boulangerie-salon de thé sur la Côte d’Azur  :

« Pas une journée ne se passe sans que je sois agacée par le manque de politesse de nos clients. Les basiques ‘bonjour-merci- s’il vous plaît’ se font rares. Encore ce matin, une cliente entre dans la boutique au téléphone, elle ne dit pas bonjour, me regarde à peine et réclame un pain au chocolat. Je lui demande : ‘Ce sera tout ?’ Pas de réponse. Je lui annonce que ça fera 1 euro et qu’il faut mettre les pièces dans le monnayeur. Toujours rien. Elle pose ses pièces sur le comptoir et se barre. Et c’est comme ça, c’est tous les jours. Ou encore le type qui rentre sans dire bonjour : ‘Vous m’ faites un café’… Bref, c’est usant d’être méprisée à ce point-là. »

Au bureau

Mais c’est sans doute au bureau, haut lieu de crispations, que la grossièreté est le plus mal vécue. En 2015, les salariés classaient le fait de ne pas dire « bonjour » dans leur top cinq des pires incivilités.

« Le salut dépend du milieu dans lequel on évolue, de la fréquence des rencontres. Au travail par exemple, on ne va pas faire tous les jours des salamalecs. Un rapide ‘bonjour’ suffit », explique Dominique Picard.

Dans cet univers ultracodifié, les « conflits de rituels », selon l’expression de la psychosociologue, explosent. 

Anne Picard-Wolff, maire de Morette, petit village de 400 habitants en Isère, a ainsi mis brutalement fin à une pratique locale bien ancrée. L’élue a carrément écrit un mail à ses 73 collaborateurs pour exprimer son ras-le-bol du claquement de bises.

« Ça m’a toujours pesé de faire des bises à des personnes que je ne connais pas particulièrement. Je trouve ça désagréable, ça me gêne. Quelque part, on n’a pas toute liberté pour réagir comme on veut face à cette joue tendue, cette tête avancée ou cette main tendue. Même si on a fait la bise pendant des années, j’avais envie de dire qu’à partir de maintenant, je serrerais la main, comme les hommes. »Dans certaines entreprises pourtant, même un simple ‘bonjour’ ne va pas de soi. « Quand j’ai commencé à travailler, je disais ‘bonjour’ à tout le monde. C’était pour moi une façon de m’intégrer, se souvient Clara. J’étais très choquée qu’on ne me réponde pas. C’était très violent, je le vivais comme une négation de ma personne. J’avais l’impression d’être un pot de fleurs. »

Pour Dominique Picard, c’est l’Everest de l’impolitesse.

« Quand une personne ne dit pas bonjour, on peut s’en tirer en dévalorisant l’autre, en disant c’est un malotru, qui se croit au-dessus des autres. Mais quand quelqu’un ne vous répond pas, c’est insupportable. C’est qu’il considère que vous êtes transparent. »

Le monde rural

Au travers des témoignages, le monde rural se distingue comme l’une des rares poches de bonne conduite – tant qu’il reste figé dans le temps.

Clara a grandi à la campagne, où sa famille vit toujours.

« Tout le monde se disait ‘bonjour’. Au fil des ans, de plus en plus de citadins se sont installés. J’ai vu un glissement s’opérer. Il y a désormais deux catégories d’habitants : ceux qui ont toujours vécu là et qui saluent volontiers et les autres. Peu à peu, la ville grignote la campagne. »Pierre, retraité, habitant d’un petit village du Rhône, s’est rendu il y a peu à Lyon pour une virée shopping. « A peine franchi le seuil d’une boutique, un vendeur m’a lancé : ‘Aah, vous n’êtes pas lyonnais, vous !!!’ Je lui ai demandé à quoi ça se voyait. Il m’a répondu : ‘Eh bien vous êtes rentré et vous avez dit : ‘bonjour’. »

La politesse, la civilité appartiendraient-elles à un monde en voie de disparition ? Carole Gayet-Viaud, sociologue (1), s’élève contre ce constat décliniste.

« C’est une idée très répandue, tenue pour allant de soi, alors qu’elle n’est pas du tout documentée, et en fait pas avérée. Les historiens montrent qu’à toutes les époques, les contextes de densification des rapports sociaux (plus de monde dans des espaces réduits voire confinés) créent des frottements et donc des comportements moins attentifs.

Les premiers chemins de fer ont provoqué des bousculades sur les quais de gare qui n’ont pas grand-chose à envier à ceux que connaissent aujourd’hui les usagers du métro. Les gens s’avèrent en, réalité très attachés aux exigences de civilités et de politesse, au point, comme je l’ai montré dans mes travaux, d’entrer dans de vives disputes à ce sujet. »

Minimiser la concurrence 

Pour elle, il n’existe rien de tel qu’une division nette entre gens bien élevés et malotrus. Tout serait une question de contexte.

« Entre inconnus, la présomption de bienveillance est fragile. Un comportement maladroit ou négligent peut être facilement perçu comme une agression. Si quelqu’un passe devant nous dans une file d’attente, par exemple, nous pensons tout de suite qu’il triche, alors qu’il va peut-être juste demander s’il fait la queue au bon endroit. Tout dépend aussi de la personne que l’on a en face de nous. Le même geste venu d’une dame âgée ou d’un jeune homme sera souvent perçu de façon radicalement différente. »Les institutions ont donc leur rôle à jouer.

« Elles rendent possibles les conduites respectueuses. Cela va de la gestion des flux : largeur des trottoirs, fréquence des métros… à la mise à disposition de poubelles et de cendriers, à l’entretien des espaces et des équipements ou à la possibilité de trouver des interlocuteurs en cas de problème. Tout ce qui minimise la concurrence entre les gens pour obtenir un bien, un service, une place est bénéfique. »Dire « bonjour », futur enjeu politique  ?

Bérénice Rocfort-Giovanni

(1) Chargée de recherche CNRS au CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales), auteure de « Le lien civil en crise ? » (Yapaka-Fabert, 2014, seconde édition 2015) et de « la Civilité urbaine. Enquête sur les formes élémentaires de la coexistence démocratique » (Economica, collection « Etudes sociologiques », à paraître).

Certains prénoms ont été modifiés

    1. L’Obs
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Rue89

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