Les profs sont-ils drôles ?

Où placer le curseur ?

Une réponse lapidaire peu constructive serait : « des fois oui, parfois non ». Vous l’avez compris, il ne s’agit pas de nous comparer à ces joyeux chroniqueurs comiques dont la matinale radiophonique la plus écoutée de France raffole : leurs textes ciselés, millimétrés, sont de purs bijoux pour qui aime le verbe. Il convient en outre de préciser qu’il n’est pas écrit dans le contrat de l’enseignant, en tout cas celui de l’Éducation nationale (vous savez, l’arlésienne que vous avez tacitement signée !) qu’il se doit d’être marrant. Il n’est pas écrit non plus qu’il doit être triste à mourir, monotone ou ennuyeux à perte d’audition : alors, où placer le curseur ?

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Des souvenirs d’école pas très amusants

Comme le dit la désormais légende, je fais partie de ceux qui ont connu le téléphone à cadran, autant dire, je ne suis pas vraiment de la génération Norman et Cyprien, dont d’ailleurs je ne connais que les noms, pas les exploits. Meirieu dirait que je fais partie de l’époque où la famille faisait des enfants alors qu’aujourd’hui on est dans l’ère des enfants qui font la famille. À cette époque (ça me fait trop drôle d’utiliser ce vocable, je pensais que je n’y accèderais jamais), qui n’est pas non plus celle de l’ORTF (non, je n’ai pas autant de sagesse), les professeurs, les miens en tout cas, ne me paraissaient pas très marrants, encore que. D’ailleurs, je crois que je m’en fichais si leurs cours me plaisaient. Avec mes yeux d’aujourd’hui, je dirais qu’ils étaient rigides : à l’époque je croyais qu’ils étaient rigoureux, les mots n’avaient pas encore pour moi leur vrai sens. Je ne me souviens pas avoir beaucoup ri.

Être drôle, une tendance actuelle

Aujourd’hui, tout le monde y va de son petit mot, de sa petite « blagounette » comme répètent mes copains du sud. Nous avons le devoir d’être originaux. De la boulangère, au médecin, en passant par la dame des impôts (en général, soyons honnête, ce n’est pas elle la plus drôle !), même les présidents de la République veulent faire des « mots ». Les écrits d’Anatole France sont dépassés, quelle que soit la richesse de leur contenu. Mais quand un président utilise l’expression « abracadabrantesque » ou « poudre de perlimpinpin », ça matche (bon pas sûr que l’effet voulu soit atteint, mais c’est une autre histoire). Dès lors, on voit mal comment le professeur peut échapper à cette évolution sociétale. L’élève doit se sentir bien en classe. Aussi, si ce bien-être passe par un vecteur humoristique, pourquoi pas ? Après tout, pourquoi les règles opératoires de calcul en mathématiques imposeraient-elles une dramaturgie ? Si une présentation autre, drôle pour le dire trivialement, facilite l’apprentissage, pourquoi la balayer ? J’ai entendu à la radio qu’un chanteur de rap du groupe NTM (qui est l’acronyme édulcoré de « je veux du bien à ta maman ») contribuait à mettre en musique les discours d’hommes politiques pour que les élèves retiennent les moments clés de l’affaire Dreyfus ou du Front populaire. Après tout, qui lit aujourd’hui les mathématiques de Fermat dans le texte original ? L’évolution sociétale est passée par là et réinterprète à la sauce 2.0 cette mélodie. Et le prisme humoristique semble être la tendance actuelle. De temps en temps, je glisse un p’tit mot canaille, comme « p’tit » au lieu de « petit », pour rendre mes chroniques plus « djeuns » (il faut lire « djeunsss », ça veut dire « jeune » pour nos élèves).

L’humour, un moyen de maintenir l’attention d’un public exigeant

J’avoue que j’ai recours à cette ficelle qu’est la drôlerie quand je sens mon public (ou mes apprenants, en langage plus adéquat) en perte de vitesse s’agissant des apprentissages que je propose. Les images que j’utilise parfois en cours pour faciliter l’approche (en tout cas, c’est le but que je cherche), tombent parfois à l’eau et je ne peux m’empêcher, pour recadrer mon jeune public, de citer Confucius : « Quand le sage montre la Lune, l’élève regarde le doigt. ». La vraie version serait plutôt « l’imbécile regarde le doigt », mais je sens bien que ce n’est pas politiquement correct. Newton, en son temps, avait fait rire tout le monde en s’exclamant, alors qu’il faisait la sieste sous un pommier et fut réveillé par une pomme mûre qui tombait : « La Terre est tombée sur la pomme. », et on sait la théorie de l’interaction gravitationnelle qui en a découlé. L’humour est d’ailleurs un conseil que donnaient nos vieux formateurs de feu l’Institut de formation des maîtres pour nous aider à reprendre l’attention dudit public. Surtout que le public de 2020 est exigeant, volatile, zappeur. Pour enfoncer le clou du savoir, tous les coups sont permis et un peu d’originalité ne tue pas la rigueur… en tout cas il faut y veiller.

Quelques exemples

Mes collègues d’informatique, pour dédramatiser l’algorithmique, qui est à l’informatique ce que le solfège est au piano, ont coutume de répéter que « l’ordinateur le plus puissant est plus bête que n’importe quel être humain ». Car, lorsqu’une personne lit dans une recette, qu’il faut ajouter un œuf, l’idée de mettre l’œuf avec la coquille dans le saladier ne lui vient pas à l’esprit : un ordinateur le ferait… Avec une phrase comme celle-ci, on sent bien que le public est conquis. Je vous passe les boutades et autres petites piques que les élèves s’envoient entre eux en cachette sur le mode « Eh, Manu, même toi qui écrit téléphone avec deux « f » t’es un génie !! ». Bien sûr, cette grosse ficelle est un appât pour motiver la rigueur algorithmique.

J’ai aussi en tête ce collègue de français qui parlait de la Calypso d’Ulysse dans Homère comme d’une bimbo. Les anachronismes sont toujours des vecteurs efficaces pour mobiliser un auditoire…

Bon, en même temps que j’écris cela, je me dois de préciser que mon statut d’enseignant me vaut, au sein de ma propre famille, une réputation de vieux-jeu, rétrograde, conservateur. Tout le contraire de ce que je crois être. C’est dire ! Comme quoi, les clichés ont la vie dure. J’espère que mes élèves, eux, n’ont pas cette approche : à en juger par les gentils messages et les jolies boîtes de chocolats que je reçois à Noël, j’ai envie de croire que j’échappe peut-être à l’étiquette qu’on me colle.

Vous me direz si vous avez souri en lisant ce texte : ce serait la preuve par l’exemple.