Marianne, Mercredi 30 décembre 2015

Daniel Bernard, Elodie Emery, Anne Rosencher

Alors là, « on part sur » un article qui décortique les formules et les expressions en vogue, « en mode » enquêteurs de la grammaire et scrutateurs du goût du jour. Cela vous intéresse ? « Pas de souci ! » Bonne lecture, « belle journée », et surtout… « bon courage ! »

Dessin de Olivier Jiho

Il se dit sur un ton complice et compatissant, comme pour communier dans

l’adversité de nos vies : allez, « bon courage ! » Aux derniers pointages – ceux du

doigt mouillé -, il était en passe de supplanter le « bonne journée » à la machine à

café, talonnait de près le classique – et très giscardien – « au revoir », et avait

irrémédiablement remplacé toute autre fin de conversation dans des professions

aussi diverses que boulanger, gardien d’immeuble, taxi ou ostéopathe. Cri de

ralliement d’une société qui s’assume en dépression collective, le « bon courage »

est devenu la ponctuation automatique de nos badinages urbains, que seule vient

contester une poignée d’idéalistes de la locution. A la dernière rentrée scolaire,

alors que l’auteur de ces lignes concluait, sans même y réfléchir, d’un « bon

courage ! » sa première prise de contact avec la maîtresse moyenne section de

maternelle, ladite institutrice lui décocha en retour un légitime : « Oh, non, vous

savez, je n’en ai pas besoin, j’aime ce que je fais et tout va bien se passer. » Ah,

oui : c’est vrai. C’est même mieux ainsi.

A grande échelle, le « bon courage » joue contre son camp. Prophétie

autoréalisatrice de la dureté de la vie, il agit en méthode « anti-Coué », et teinte

de pessimisme nos échanges les plus anodins. C’est pourquoi il faut s’en

débarrasser, et réhabiliter le « bonne journée » qu’une autre fourberie de langage

menace d’extinction (lire le chapitre « Belle journée »).

« EN MODE »

A une époque, on mettait un téléphone en mode vibreur quand on ne voulait pas

être dérangé. Ou un téléviseur en mode veille (en dépit des conséquences

écologiques). Joie du progrès technologique, merveille de la modernité : les

hommes aussi peuvent désormais se dire « en mode furieux » ou « en mode

tranquille ». Quand on n’a même plus le cœur à décrire ce que l’on ressent, quand

on ne veut plus se fatiguer à choisir les adjectifs qui conviennent, « en mode »

permet d’en faire l’économie. « En mode » flemmard. Mais on peut aussi accoler

l’expression « en mode » avec un nom commun, de manière tout aussi efficace.

« En mode » piscine, pour dire qu’on s’apprête à aller nager dans un milieu

aquatique standardisé, par exemple. Ou encore « en mode apéro », pour signifier

que tous les éléments nécessaires – Martini, olives vertes, camarades

enthousiastes – sont réunis. « En mode » autorise tous les raccourcis ; charge

à notre interlocuteur de combler les trous.

« JE REVIENS VERS VOUS »

C’est la double peine de la vie de bureau, c’est le chemin de croix de l’administré,

c’est l’assurance de perdre son temps deux fois plutôt qu’une. La voix, au téléphone

« Vous me faites un petit mail et je reviens vers vous. » La traduction,

instantanée : « J’en parlerai à mon cheval. » Par cette formule doucereuse,

l’incompétence et la flemme se parent de compassion. Pis, la promesse

volontairement vague invite le quémandeur à sacrifier encore un peu d’attention

sans espoir raisonnable d’obtenir la réponse espérée. Qu’est-ce qu’un « petit »

mail ? Quelle que soit sa taille, il faudra l’écrire, le relire, le compléter, le corriger,

sans garantie qu’il soit jamais lu, et moins encore traité demain avec plus de

bienveillance et d’efficacité qu’aujourd’hui.

« Je reviens vers vous », c’est juste la forme dégradée de « Je vous fais une

réponse très vite », qui fait déjà craindre le néant. C’est tout sauf un engagement,

c’est un dégagement vers un futur incertain auquel l’émetteur du message ne croit

pas plus que le récepteur. Une manière d’ensabler une demande avec l’espoir que

l’urgence du jour sera remplacée par une autre urgence qui justifiera un zèle

identique.

« C’EST PAS FAUX » et autres litotes dans le vent

Pour des générations de Français, la litote est irrémédiablement associée aux yeux –

rougis – de Chimène, qui, renonçant à venger son père en tuant don Rodrigue

(amour de sa vie et assassin dudit paternel), lui lance, torturée : « Va, je ne te hais 

point .» Un professeur de français – pour votre serviteur, c’était Mme Silveira Da

Cunha, au collège Saint-Exupéry du boulevard Arago – vous l’aura sans doute

expliqué un jour : sous la litote, le feu. Dans le «Je ne te hais point » de Chimène à

Rodrigue, il y a « Je brûle pour toi mais ne pourrai jamais le dire ni le vivre » ; et

le « Je me consume d’amour et je ne consommerai pas ». La négation de la négation,

comme biais pudique et incandescent, on n’a rien fait de mieux depuis Corneille.

C’est bien ce que doivent penser les adeptes du « c’est pas fau x» et autres litotes dans le vent, qui pullulent sous nos prudentes latitudes.

Vous aviez remarqué ? « Il n’a pas tort » a remplacé « Il a raison » ; « pas bête »

est le nouvel « intelligent ». Et on ne dit plus qu’on a « aimé un film », mais qu’on

« ne l’a pas détesté ». Va, James Bond, je ne te hais point.

A la différence de Chimène, nous ne tentons pas, nous, d’envelopper d’un voile de

pudeur douloureux un amour indicible, non : c’est juste que nous n’assumons pas

nos avis, et cachons nos jugements derrière le petit doigt de la litote. Le débat se

transformant de plus en plus en guerre civile, nous avançons désormais dans le

coton amortisseur de la double négation, histoire de ne pas provoquer le clash, ni

de chatouiller les traqueurs de dérapages. Voilà qui n’est pas très encourageant

(litote doublée d’un euphémisme).

« J’AVOUE »

Faites le test. Prêtez une oreille discrète mais attentive à une conversation entre

jeunes, et comptez le nombre de « j’avoue ». On se croirait dans un interrogatoire

de la Gestapo. Tout le monde avoue, sans qu’on sache très bien quoi, puisque le

verbe est traité en mode intransitif. J’avoue, un point, c’est tout. « J’avoue » a

remplacé « oui », « je suis d’accord », et même « c’est clair ». Avec « j’avoue », le

jeune donne l’impression qu’il a âprement résisté avant d’admettre qu’il opinait. De

guerre lasse, et devant la puissance des arguments avancés, il rend les armes.

Pourtant, une démonstration relativement faible peut parfois mener à des aveux

tout aussi poignants. Exemple :

« J’ai faim.

– J’avoue. »

Qui, ici, signifie : « Moi aussi .» Heureusement que Jean Moulin était plus coriace,

dites donc.

« ENTRE MILLE GUILLEMETS »

Quel parcours ! Quelle ambition ! De simples signes de ponctuation, les guillemets

ont su s’élever au rang d’expression de la langue courante. « Entre guillemets »

permet de marquer une distance avec le propos énoncé, même à l’oral, et c’est

bien là l’exploit. On peut parler de « la « carrière », entre guillemets, de Nabila »

pour souligner que le terme employé est peut-être abusif en ce qui la concerne.

Entouré d’un cordon de sécurité, le terme prend une teinte ironique.

Pour être sûr de ne pas être pris au premier degré, on peut même accompagner la

locution d’un sympathique mouvement des doigts visant à imiter les petites virgules.

On place les mains de part et d’autre de la tête, comme pour encadrer le terme qui

va bientôt sortir de la bouche. Il s’agit ensuite de plier simultanément l’index et le

majeur de chaque main au moment où l’on souhaite placer les guillemets, puis de

clignoter des phalanges.

L’opération, complexe, suscite parfois des ratés : certains dérapent en disant « entre

parenthèses » alors même que leurs doigts sont en train de mimer des guillemets.

Comme ce coiffeur, l’autre jour, affirmant en toute bonne foi : « Je vous ai fait une

coupe « à la garçonne », entre parenthèses. » A noter que personne n’a encore essayé

de mimer les parenthèses avec les doigts. De manière générale, les autres signes de

ponctuation n’ont pas su dépasser leur condition initiale. On ne dit jamais : « Je te

raconterai ça demain, points de suspension », pour attiser la curiosité de son

interlocuteur. De même, on trouverait absurde de s’écrier : « Quelle joie de te

revoir !, point d’exclamation. » Seuls les guillemets jouissent d’un triple statut, oral,

écrit… Et mimé.

Malheureusement, certains profitent et abusent des guillemets. Il s’agit alors de

légitimer des propos limites. « C’est un vrai Français, entre mille guillemets. »

Point Bescherelle : un signe de ponctuation n’est pas censé être multiplié par mille.

Ceux qui entourent leurs affirmations de « mille guillemets » nous disent en réalité :

« Je sais que ce que je vais dire est irrecevable, j’ai parfaitement conscience que

c’est une énorme connerie, mais je la dis quand même. Et comme j’ai utilisé les

guillemets magiques, tu n’auras pas le droit de t’en offusquer. Je suis à l’abri du

soupçon, perché sur mes virgules. »

« ON EST SUR Paris/un suprême de volaille… »

On connaissait déjà l’erreur, très répandue, qui consiste à se situer géographique-

ment en utilisant la préposition « sur » : « Je suis sur Bordeaux ce week-end. ». En

réalité, vous serez plutôt « à » Bordeaux. Les chances pour que vous soyez

effectivement « sur » la ville sont minces, compte tenu de la corpulence moyenne

d’un être humain (sans commune mesure avec l’envergure d’une agglomération).

Vous pouvez éventuellement marcher « sur Rome », comme les fascistes au temps

jadis. Mais cela signifierait que vous êtes en train d’avancer « en direction de »

Rome, et non que vous êtes « dessus ». Une curieuse velléité de conquête nous

incite à vouloir montrer à quel point nous dominons la situation. De toute notre

hauteur, et même si ce n’est pas franchement crédible. C’est vrai pour les lieux où

nous allons, ça l’est aussi pour ce que nous avalons. Les néobistrotiers s’échinent à

annoncer qu’« aujourd’hui on sera sur un suprême de volaille », quand il est

évident qu’on ne tiendra jamais à plusieurs sur le pauvre animal. « Tu pars sur

quoi, toi ? J’étais plutôt sur les linguine. » Les cavistes expliquent qu’on est « sur

un boisé fruité », « sur de la fraîcheur » ou « sur quelque chose d’un peu plus

robuste ». Alors qu’à l’évidence nous ne sommes nulle part. Et plus sûrs de rien.

« CARRÉMENT »

L’emploi de ce mot remonte à la plus haute Antiquité puisque Alain Souchon, en

1977, chantait déjà « carrément méchant/jamais content ». Mais, à cette époque,

l’adverbe s’entend au sens plein. Comme un superlatif encore plus super que super.

Le nouvel usage de « carrément » est « carrément » moins méchant. Tout comme

« trop » (trop bien, trop nul, trop tout), il n’ajoute rien à un vague acquiescement,

sinon une manière d’être enjouée sans trop d’effusions. On y va en bus ? Ouais,

carrément. A dire vrai, le rêve absolu serait sans doute de ne pas prendre le bus

pour ne pas partir du tout. Le kif, comme on ne dit plus, serait de rester en place,

au klm. Comme disait le grand philosophe Brice (de Nice) : « Hé, ce soir, je fais une

fête, ça te dirait de pas venir ? » Ouais, carrément.

« PAS DE SOUCI »

Conséquence d’une année 2015 généreuse en abominations, nous souhaiterions

qu’on nous foute la paix, si c’était possible. Résolution pour l’avenir : éviter la

baston. Est-ce pour cette raison que nous répétons « pas de souci » à longueur de

journée, tels des perroquets lobotomisés ? A « merci », il convient désormais de

répondre non pas « je vous en prie », encore moins « de rien », mais bien « pas de

souci ». De même si vous êtes d’accord pour décaler une réunion (« pas de souci »),

si vous n’éprouvez pas de rancune pour celui qui vient de vous briser le métatarse

(« pas de souci »), ou si quelqu’un vous demande si vous êtes libre pour dîner

(« pas de souci »). « Pas de souci » a terrassé « pas de problème », « d’accord »,

et même « oui ». Près de vingt ans après la sortie de l’album No Soucy d’Ophélie

Winter (visionnaire), les trois mots règnent en maître dans nos conversations. Tel

un animal qui présente sa gorge à son adversaire pour signifier qu’il abandonne le

combat, nous brandissons « pas de souci » comme un drapeau blanc, pour

neutraliser toute agressivité potentielle. Pour l’instant, la formule incantatoire n’est

pas follement efficace, mais elle ne mange pas de pain. Tout juste soulève-t-elle

quelques interrogations orthographiques lorsqu’il s’agit de déterminer s’il faut

mettre un s final au « souci » de « pas de souci » – la réponse est non.

« VITE FAIT »

Quel est le contraire de vite fait, bien fait ? On se voit, « vite fait » ? Je dois finir un

petit truc, là, « vite fait », et j’arrive. « Papa, tu veux pas me faire le pitch sur les 

nazis, « vite fait », parce que j’ai une interro demain ?» Pour la jeunesse à la coule,

mais pas que, hélas, le goût pour les « fast-food » a déteint en « fast-thought ».

Manger rapide, penser rapide, il faut faire bref. L’excellence n’est pas un objectif ;

le Graal se mesure en secondes grappillées pour passer à une autre activité. On

aimerait bien se poser, mais on préfère encore mieux passer d’un mec (ou d’une

gonzesse) à l’autre, d’une assiette de tapas à l’autre, d’un écran à l’autre. Pour un

résultat tellement médiocre que « vite fait » a fini par devenir un synonyme de

« bof ». « Il t’a plu, le dernier James Bond ? – Ouais, vite fait. »

« BELLE JOURNÉE »

Un funeste lobby s’est manifestement donné pour mission d’éradiquer « bonne

journée » de nos échanges quotidiens. Non seulement nous devons subir les assauts

répétés du « bon courage », mais voilà qu’une nouvelle formule de politesse,

parfaitement gnangnan, se glisse à la fin des e-mails et des SMS : « belle journée ».

Quelle pression ! Si elle pouvait être bonne, ce ne serait déjà pas si mal… S’agit-il

de mettre des fleurs dans les cheveux, d’embrasser les passants dans la rue, de

s’émouvoir d’un brin d’herbe poussant entre les pavés ? « Douce nuit » au lieu de

« bonne nuit », « baisers » plutôt que « bisous » : ces tournures précieuses (et un

chouïa ridicules) sont sans doute destinées à transfigurer la banalité, à ajouter une

dose de délicatesse dans nos mornes et pénibles existences. On n’en demandait pas

tant. N’y a-t-il donc aucun intermédiaire entre une journée à la mine (« bon

courage ») et la poésie à la portée des caniches (« belle journée ») ? Si, pourtant,

et au risque de se répéter : « bonne journée ».

« Je le connais, MON Paul  »

« Possessiviser » : la pratique est désormais si courante qu’elle mériterait qu’on lui

concocte un verbe. Vous l’aviez noté ? Non seulement certains se donnent du

« mon Paul » ou du « mon Elodie » – même quand ils n’ont élevé ni cochons ni

bambins ensemble -, mais ils usent et abusent désormais du pronom possessif dans

les conversations, pour marquer leur proximité avec une tierce personne. Exemple :

« Et voilà que je vois mon Etienne courir derrière le type, qui n’en demandait pas 

tant… » Bien sûr, plus la personne dont vous parlez est importante, plus le procédé

vous couronne de lauriers pronominaux : « possessiviser » son patron dans un

déjeuner avec des collègues vous fera passer pour un fayot, certes, mais influent.

Mieux encore (et véridique) : le faire avec le président de la République. Ainsi

l’auteur de ces lignes a-t-elle passé un déjeuner avec un député évoquant «

[son]

François », les yeux empreints d’une tendresse fraternelle… A ne pas reproduire

chez vous, sous peine de grand ridicule.