Comment les vestiges d’un village vieux de 14 000 ans au Canada chamboulent l’histoire du peuplement de l’Amérique

Des scientifiques ont mis au jour des outils préhistoriques et des os d’animaux marins dans l’ouest du pays, en Colombie-Britannique. Des membres de l’équipe de recherche racontent à franceinfo les coulisses de cette découverte et ses conséquences.

L\'île Triquet, dans la province de Colombie-Britannique, dans le sud-ouest du Canada.
L’île Triquet, dans la province de Colombie-Britannique, dans le sud-ouest du Canada. (Keith Holmes / Hakai Institute)
Mathilde Goupil   franceinfo    France Télévisions

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Alisha Gauvreau peine à croire ce qu’elle vient de découvrir. « Oh mon dieu, c’est vraiment vieux ! » lâche cette doctorante en anthropologie à l’université de Victoria, dans la province de Colombie-Britannique (ouest du Canada)Après quatre années de fouilles dans le parc naturel de l’île Triquet, sur la côte pacifique du pays, elle et le reste de l’équipe de l’anthropologue Duncan McLaren ont enfin touché au but en cette fin du mois de mars. Sous leurs pieds, un village autochtone daté de la dernière période glaciaire, trois fois plus anciens que les pyramides de Gizeh en Egypte.

Leurs preuves ? Des instruments de chasse et de pêche en bois, ainsi que des restes de poissons et d’animaux marins exhumés de la terre rocailleuse. L’analyse de la tourbe qui les entoure permet d’établir que l’île accueillait déjà des humains il y a 14 000 ans. Loin d’être anodines, les recherches sur ce site, l’un des plus anciens d’Amérique du Nord, remettent en question ce que l’on pensait savoir des premiers peuplements de l’homme sur le continent.

Plusieurs années de fouilles

La quête histoire commence en 2008. Trois archéologues – Jim Stafford, John Maxwell et Elroy White – mènent des premières recherches sur l’île Triquet. L’endroit est censé abriter un ancien village amérindien, à en croire les récits traditionnels de la nation Heiltsuk, réputée comme étant l’une des plus anciennes de la province de Colombie-Britannique. Lors d’un nouveau séjour sur place, en 2011, les scientifiques découvrent « une corniche de cinq mètres de haut faite de restes de coquillages et de squelettes d’animaux », raconte Duncan McLaren, qui participe aux recherches. Des premiers tests au carbone 14 estiment qu’ils sont vieux de 6 000 ans. 

Les fouilles réalisées sur l\'île Triquet en mars 2017.
Les fouilles réalisées sur l’île Triquet en mars 2017. (Grant Callegari / Hakai Institute)

L’année suivante, de véritables fouilles archéologiques commencent, avec l’aide de représentants de la nation Heiltsuk. Les scientifiques « creusent à la truelle des puits de deux mètres de profondeur » dans lesquels des sédiments sont prélevés, détaille Duncan McLaren. « La terre est ensuite filtrée par des tamis dont les mailles ne font que quelques millimètres » dans l’espoir de retrouver des objets ou des restes d’animaux.

Les recherches aboutissent finalement en mars 2017, avec la découverte de squelettes de poissons et de mammifères marins, de restes de crustacés, ainsi que d’instruments en bois. Parmi ces derniers, un propulseur préhistorique, qui sert à lancer des projectiles, des pointes de lances, des crochets pour pêcher ou encore un dispositif pour faire du feu.

C’était très excitant de pouvoir se tenir sur les lieux où mes ancêtres ont vécu, de prendre dans ma main des instruments qu’ils ont utilisés. On se rend compte que ce qu’ils mangeaient à l’époque, on le mange encore. Notre peuple n’a pas tellement changé.

Josh Vickers, membre de la tribu Heiltsuk
Un outil en bois déterré par les scientifiques sur l\'île Triquet (Colombie-Britannique, Canada), qui servait à faire du feu.
Un outil en bois déterré par les scientifiques sur l’île Triquet (Colombie-Britannique, Canada), qui servait à faire du feu. (Angela Dyck / Hakai Institute)

Sur cet îlot de la côte pacifique canadienne, les preuves de vie humaine ont pu être préservées durant des millénaires. « C’est un endroit où nos ancêtres se sont réfugiés pour survivre », confie à la chaîne CBC (article en anglais), William Housty, membre des instances dirigeantes des Heiltsuk. « Contrairement à la plupart des endroits sur Terre, le niveau de la mer autour de l’île Triquet est resté quasiment stable depuis 15 000 ans« , explique Duncan McLaren.

La diversité des matériaux préservés et l’âge du site le rendent incroyable. Je me sens privilégié d’avoir l’opportunité d’y mener des recherches.

Duncan McLaren, anthropologue

L’institut Hakai, qui finance les fouilles, rappelle néanmoins que « ce site, s’il est l’un des plus vieux sur la côte ouest nord-américaine, n’est en aucun cas le plus vieux en Amérique du Nord. » En 2017, des vestiges osseux d’animaux avaient par exemple été mis au jour dans les grottes de Blue Fish, dans la province du Yukon, dans le nord-ouest du Canada, attestant d’une présence humaine vieille de 24 000 ans

« Ils n’ont pu accéder ici que par bateau »

Pourtant, la découverte de l’équipe de Duncan McLaren est loin d’être anodine. Avec d’autres, elle remet en cause une théorie largement popularisée sur le peuplement du continent, celle du modèle de Clovis. Celui-ci veut que des hommes aient profité de l’assèchement du détroit de Béring pour passer à pied de la Sibérie à l’Alaska, avant de pénétrer dans les terres via un corridor libéré des glaciers à l’est des montagnes Rocheuses. 

Pour l’équipe de l’île Triquet, un autre scénario est désormais possible. Après avoir traversé ce qui est devenu le détroit de Béring, les hommes, pour éviter les glaciers qui occupaient la quasi-totalité de l’intérieur du Canada actuel, auraient longé la côte pacifique par voie maritime, dans des embarcations sommaires. Ils ont aussi pu se déplacer dans ces bateaux, d’étape en étape, en suivant les côtes, de l’extrême est de la Sibérie à la Colombie-Britannique. « Nos données, les outils et les preuves issues du datage par carbone 14 laissent penser que ces hommes étaient en mesure de voyager par bateau », a ainsi confié Alisha Gauvreau à la chaîne CTV News (article en anglais). « Cela change ce que l’on sait sur la façon dont l’Amérique du Nord a été peuplée. » « Les premiers habitants n’ont pu accéder à l’île Triquet que par bateau », affirme encore Duncan McLaren à franceinfo.

Les outils et os déterrés sur l’île permettent aussi de mieux comprendre le mode de vie des premiers habitants du continent. « Ils comptaient sur les animaux marins et les crustacés pour se nourrir. Or, on pensait que les hommes du Pléistocène

[la période géologique qui s’étend de -2 millions d’années à -10 000 ans avant J-C], étaient majoritairement des chasseurs de gros animaux terrestres », s’enthousiasme l’anthropologue.

Sur le chantier de fouilles de l\'île Triquet, la terre prélevée à deux mètres de profondeur est passée au tamis dans l\'espoir de trouver des traces de vie humaine. 
Sur le chantier de fouilles de l’île Triquet, la terre prélevée à deux mètres de profondeur est passée au tamis dans l’espoir de trouver des traces de vie humaine.  (Grant Callegari / Hakai Institute)

Davantage de poids pour les revendications autochtones

Ces découvertes font le bonheur de la nation Heiltsuk. Josh Vickers estime que les indices trouvés « confirment ce que mes ancêtres ont toujours su et transmis sous forme de récits oraux ». 

C’est une pièce du puzzle très importante pour mon peuple. Grâce à la science occidentale et à l’archéologie, on approfondit la connaissance de notre histoire.

Josh Vickers, membre de la nation Heiltsuk

La validation scientifique des récits traditionnels pourrait aussi aider la nation Heiltsuk à faire valoir les droits des autochtones sur les terres de Colombie-Britannique. « Dans nos prochaines négociations avec le gouvernement, ces informations compléteront nos récits oraux, explique William Housty à franceinfo. C’est une preuve forte que notre peuple existe depuis longtemps. »

Les recherches ne sont cependant pas terminées. Sur l’île Triquet, les fouilles vont continuer pour essayer de remonter le plus loin possible dans l’histoire humaine. Les objets déjà déterrés seront désormais conservés par le musée de Colombie-Britannique, à Victoria, à 500 kilomètres au sud-est de l’île qui les a protégés durant des millénaires.